L’écriture, une affaire d’atelier

D’octobre 2012 à janvier 2013, une dizaine de sidérurgistes dont je faisais partie quittaient manettes, bureaux, chantiers et tenues de travail pour se rendre au théâtre de Fos-sur-Mer. Rendez-vous était donné à l’atelier d’écriture. Animés par l’écrivain François Bon, ces ateliers étaient l’occasion pour chacun de déployer ses plus belles lettres afin d’écrire son vécu dans l’entreprise, ses souvenirs, une approche du métier par le récit appliqué, par l’anecdote studieuse. Démarrant à treize heures et finissant à dix-huit, chacun des six ateliers comptait trois exercices. Tout commençait par une explication de texte…

Comme à l’école, en élèves attentifs répartis autour de la table, nous écoutons François expliquer la façon dont tel auteur écrivait, le contexte politique et social dans lequel il vivait et qui influençait son œuvre. Puis notre professeur lit à haute voix un extrait d’un des vieux livres aux pages usées qu’il apporte à chaque atelier, il s’imprègne à son tour du style de l’auteur dans une osmose verbale et littéraire, produisant un effet hypnotique sur nos modestes consciences. Car on sait ce qui nous attend, la lecture terminée. On va devoir faire la même chose, écrire dans le même style, se calquer sur le prestigieux modèle ressuscité en quelques phrases. Il se produit aussitôt une synergie entre la narration et la réalité du terrain, celui qu’on vient de quitter il y a à peine quelques heures.

Les têtes se penchent sur les blocs papier et, en potaches consciencieux, l’aciériste devient essayiste, le métallo se fait dramaturge. Foin de prose châtiée et alambiquée, François veut de la sueur et des flammes, charge à nous de lui servir du brutal, de l’éclabousser de mots chauffés au rouge, de transcender le métier de sidérurgiste dans toute sa volcanique dimension. Sauf que moi je bosse dans un bureau, j’ai certes trimé dans ma jeunesse comme un besogneux, mais ça fait des lustres que mon biotope est constitué de présentations PowerPoint, de cliparts et d’images retouchées. Je vis comme un ours dans une grotte, le regard continuellement braqué sur des pixels, une souris dans la main. Aussi, pour répondre à la demande d’investigation sudorale et calorifère, je ne connais qu’une alternative : SOS souvenirs.

Lorsque untel se lève pour se servir un café ou pour tripoter son téléphone mobile, le labeur de l’écrivaillon arrive à son terme, la rédaction n’ira pas au-delà du point final magistralement apposé. Maintenant, le moment est venu de lire sa prose, à tour de rôle, à haute et intelligible voix sous l’appareil photo-caméra du photographe et le micro-perche du perchiste. Et surtout… ne pas dire « alors » avant de commencer la lecture, ça fait brave. À ces ateliers, le plumitif doit rester maître de son œuvre. Il convient d’être écrivain, sans être lyrique, et conteur, sans être orateur. Restons dans la juste mesure, sans excès ni ton emprunté. Jouons notre rôle tout simplement.

S’ensuit une succession de monologues laudatifs, parfois recommencés pour un mot mal prononcé, pour un rythme mal soutenu. François active sur-le-champ la fonction métronome de son iPhone et ça repart. Chacun raconte son univers, avec des mots couleur d’ombre, de poussière et salissures diverses. Et toujours, l’animateur bat la mesure de sa main, comme un chef qui orchestre nos laborieuses chroniques.

À la fin du dernier atelier d’écriture, après le dernier verre de vin blanc trinqué à sept heures du soir dans la cuisine du théâtre, chacun s’en retourne à ses occupations, les sidérurgistes à leur usine et notre guide dans sa lointaine Touraine.

François bon et moi

Quelques semaines plus tard, au moment où on s’y attend le moins, alors que rien ne le laisse présager, paf, un mail tombe. Un atelier supplémentaire vient d’être annoncé, un atelier sur le pouce, sans caméra ni magnéto, un atelier pour le fun. On va se revoir, prolonger l’instant des partages littéraires. « Je sens qu’en secouant le prunier il tombera encore quelque chose », confesse François en serrant les mains qui se tendent à lui.

De ces ateliers d’écriture, prodigués dans un climat de réciprocité spontanée, animateurs et participants en tireront un bénéfice mutuel. Chacun y aura laissé un peu de lui-même, en soupçonnait-il seulement le potentiel s’il ne s’était pas trouvé un élément fédérateur pour en révéler la création ? Le travail d’écriture transcende le quotidien pour lui apporter ses lettres de noblesse, si humbles soient-elles. Une fois posé sur le papier, le labeur du métallo devient une œuvre comme le coup de pinceau sur une toile de maître. Avec une virtuosité insoupçonnée, le prosateur d’un jour s’exalte dans le récit de son métier qu’il redécouvre par sa bouche dans une transmutation soudaine apportée de la pointe de son crayon.


RÊVE D’USINE

Je marche dans un couloir, lentement, mes jambes ont des difficultés à avancer, mes pieds semblent collés au sol, il faut que je fasse des efforts. Le couloir est long. Plus je marche, plus il s’allonge et plus la porte vers laquelle je me dirige s’éloigne. Il me semble que je ne parviendrai jamais à l’atteindre. Je ne sais pas pourquoi je marche vers cette porte, tout ce que je sais, c’est qu’il faut à tout prix que je la franchisse. Après on verra. Je regarde mes pieds. Le damier noir et blanc du carrelage s’élargit, les joints deviennent des fossés, j’ai l’impression de rétrécir. D’un geste brusque, je dirige mon regard ailleurs, pour fuir cette vision qui m’effraie. Je sens une présence derrière moi, quelqu’un me suit. Je n’arrive pas à voir qui c’est, j’essaye de le distancer mais il me colle aux talons. La porte, là-bas au bout du couloir, me semble si lointaine. Je décide de courir, c’est difficile mais j’y parviens, mes pieds décollent. Je me sens ridicule de courir vers une salle de réunion, j’ai l’impression que tout le monde me regarde. Celui qui me suit ne me lâche pas d’une semelle. Il s’adresse soudain à moi, je n’arrive toujours pas à distinguer son visage, mais je reconnais sa voix, c’est le directeur industriel : « Hep vous là-bas ! Ne courez pas dans le couloir, c’est interdit ! La vitesse est limitée à cinq kilomètres-heure dans l’usine ! Combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? »
Au prix d’un effort surhumain, j’atteins enfin la porte. Curieusement, le directeur industriel a disparu. J’approche ma main de la poignée, j’ouvre. La porte pèse des tonnes. Pourquoi tout est-il aussi opaque ? La porte est ouverte à deux battants. Je ne sais pas comment j’ai fait pour l’ouvrir. La salle de réunion est immense, les baies vitrées du mur d’en face sont à des kilomètres. Ce n’est pas de la moquette qui recouvre le sol, c’est de l’eau, c’est la mer, des vaguelettes mouillent mes chaussures. Toutes les chaises sont devenues des petites barques rose et noir qui flottent tranquillement. J’entends des mouettes, leurs cris finissent par m’agacer « vos gueules les mouettes ! » Comme ces cris sont stridents, aigus, saccadés, rapprochés… mais… ce n’est pas les mouettes, c’est… aaah… saloperie de réveil !

CELUI QUI

Celui qui ne sourit pas sur cette photo, retrouvée entre les pages d’un album recouvert de poussière, cet homme au visage buriné dont les rides couleur sépia sont comme les sillons d’un temps qui s’est arrêté.
Celle dont on m’a parlé et que je ne connais pas parce qu’elle est née loin de moi, loin des nôtres, loin de tout et qui vit maintenant sa vie de jeune femme quelque part, ailleurs, dans un pays où je ne suis jamais allé.
Celui qui buvait son litre de rhum par semaine, telle une panacée qui prolongeait ses jours, ses jours qu’il passait entre sa table et son fauteuil, entre son fauteuil et la porte de sa maison, entre la porte de sa maison et sa petite cour intérieure, là où s’arrêtait le monde.
Celui qui est mort à la guerre et dont la photo est accrochée dans son cadre ovale au-dessus de la commode dans la salle à manger d’une vieille dame au regard éteint. Air grave, redingote et calot légèrement de travers, que regardait-il à ce moment-là ? À quoi ou à qui pensait-il ? Était-il conscient que cette postérité lui serait fatale ?
Ceux qu’on évoque parfois dans les conversations, comme les sentinelles de nos souvenirs, des fantômes primesautiers aux prénoms oubliés, Gustave, Jules, Louis, Suzanne, Elvire, des prénoms qu’on prononce comme on fredonne un air désuet et nostalgique.
Tous se rassemblent sous l’étendard d’une gloire anonyme. Ils sont partis, ils sont loin, ils sont depuis longtemps hors de portée de mon affection mais la simple évocation les rappelle aussitôt comme des colombes éthérées. Si leur souvenir s’estompe un peu plus chaque année, ces témoins de mes jours anciens me rappellent que moi aussi, un jour, je serai celui qui.

ODEURS

Plongé dans l’élaboration d’une présentation PowerPoint, j’entends le bourdonnement estival d’une tondeuse à gazon. Le bruit paisible se mêle à l’atmosphère feutrée des bureaux. Par la fenêtre, je vois des hommes et des femmes appliqués à entretenir les pelouses et les parterres des abords du bâtiment. L’usine a régulièrement recours aux services du personnel d’un centre d'aide par le travail qu’elle emploie aux travaux d’entretien des espaces verts. L’un taille un buisson, un autre égalise une touffe de lavande, puis, dessinant de longs cercles concentriques, la tondeuse glisse sur la pelouse, projetant l’herbe coupée en dégageant un subtil parfum de chlorophylle qui embaume l’air lourd et gras du site industriel. Au milieu de la pelouse, quelque peu jaunie par un été trop sec, j’imagine une balançoire, plantée entre les maigres arbustes et les mâts sans drapeau. Une balançoire pareille à celle qui balançait mes trente-cinq kilos, il y a longtemps. J’entendais alors, sur ma balançoire, la tondeuse de monsieur Maurice, plus loin, au-delà de la haie qui délimitait le jardin potager de mes parents.
À mes narines d’aujourd’hui me reviennent des effluves d’enfance, l’odeur de l’herbe coupée, l’odeur de l’herbe du jardin de monsieur Maurice. Sacré monsieur Maurice ! Il m’adressait toujours une solide tape amicale à m’en démettre l’épaule chaque fois que j’allais rendre visite à ses enfants qui étaient mes copains avec qui j’échangeais les jeux comme les bagarres sur l’herbe. Odeur d’herbe, odeur de foin de la ferme d’à côté, à ce souvenir, c’est une basse-cour tout entière qui caquète dans ma mémoire, tandis que j’imagine un tracteur traçant un sillon, loin dans les profondeurs de la campagne, dans les profondeurs de ma mémoire. Tracteur ou tondeuse, même combat. L’un retourne le sol, l’autre retourne l’herbe, la Terre leur appartient. À cet instant, sous les fenêtres de mon bureau, tels des voyageurs du temps, des jardiniers m’envoient un signe. Un signe bucolique, un signe écologique. Si certains voient rouge et d’autres n’y voient que du bleu, moi je vois du vert. Cette odeur d’herbe coupée, c’est comme si une nappe verte recouvrait mes souvenirs. Tiens ! Je vais mettre du vert sur mes graphes PowerPoint.

L’OBJET

Il est partout. On le pose sur la table, sur le meuble, sur l’étagère, on le glisse même dans la poche. On lui réserve la place de choix sur le bureau, entre les casiers empilés et le pot à crayons. Il arbore des modèles et des formes différentes, selon la tendance. Ses tons vont du noir bakélite au blanc coquille d’œuf, il voit rouge aussi, bleu, brun, argenté. Il émet de drôles de sons modulés, parfois agaçants, souvent comme une alarme qui scande son signal lancinant. Il choisit le moment où vous êtes concentré à une opération minutieuse pour vous surprendre, pour vous obliger à abandonner votre travail. Il insiste, il a toujours tellement de choses à dire.
Ce fut jadis une invention qui bouleversa les habitudes, une invention aussi grande que l’électricité ou la pénicilline. Aujourd’hui, il est devenu banal mais tellement indispensable ! Qu’est-ce qu’on ferait sans lui ? Impossible d’imaginer de vivre sans entendre sa sonnerie, sans parler dans son micro, sans rester en contact avec les autres, sans se pendre volontiers à son fil. Le père, la mère, la grand-mère, le voisin, la cousine lointaine, l’enfant chéri, le médecin, le restaurateur, le garagiste, l’épicier, ils sont si nombreux ceux qui se jettent sur lui dès qu’il se met à retentir. Objet de toutes les classes, il permet d’être en relation avec le monde, avec tout le monde.
Enfants du progrès, des objets appartenant à sa famille sont apparus, plus petits, plus perfectionnés, plus nomades, plus accoutumants. Mais le majestueux fixe, indétrônable de sa position bien assise dans l’entreprise, il restera toujours le centre vers lequel convergent les appels, les demandes, les échanges, les questions de toutes sortes. Il est le trait d’union entre le savoir-faire et la performance, entre la fabrication et la qualité, entre le technicien d’hier, l’opérateur d’aujourd’hui et l’ingénieur de demain.

DIGRESSION

Je tire sur le dévidoir, le dernier morceau d'adhésif est trop court pour coller le rabat de l'enveloppe. J’ouvre un tiroir à la recherche d'un rouleau neuf, farfouille d'une main agile dans le désordre des machins qu'on conserve par habitude, parce qu'on ne sait jamais, ça peut toujours servir. Mes doigts rencontrent un morceau de métal. « Qu'est-ce que c'est que ce truc ? » Sur l'instant, j’ai l'impression de ressortir du néant un objet oublié. Une seconde de réflexion me suffit pour l’identifier. C'est un spemis. J’en ai manipulé des centaines, des milliers, pendant des années. C'était avant, quand je travaillais au laboratoire de l'aciérie, j’analysais l'acier. D'aucuns trouveraient ce terme énigmatique mais il est devenu pour moi aussi usuel que les mots ordinateur, bureau, crayon, téléphone… spemis. Ainsi appelle-t-on dans tous les laboratoires métallurgiques de France, les échantillons prélevés dans l'acier liquide.
Comment est-il arrivé dans ce tiroir ce petit bout de ferraille pas plus gros qu'une cuillère à café ? S'est-il égaré au fond de la poche d'une blouse ? Le temps ne semble pas avoir d'emprise sur lui. Les stries de fraisage sont encore nettes, exemptes de la moindre trace de corrosion. Que sont devenues les 300 tonnes d'acier qu'il représente à lui tout seul, du haut de ses quelques grammes ? Vers quels horizons lointains cet acier a-t-il navigué ? Quel produit est-il devenu ?
Il en faut de l'application pour préparer ces petits lopins d'acier qui arrivent encore incandescents directement depuis l'aciérie dans des tubes pneumatiques. Fraisage, trempage, soufflage, refroidissement, surfaçage et puis étincelage au spectromètre d'émission optique sous l'œil sombre du chef de poste qui redoute les coulées hors fourchette.
Et si à nouveau on le rendait tout propre, comme à son premier jour, pour une analyse surprise, comme ça, pour le fun, qu'est-ce qu'on trouverait ? Du carbone, c'est sûr, du manganèse également, il y en a toujours, de l'aluminium, du phosphore, de l'étain, du cuivre, peut-être du chrome, du nickel, c'est fou ce qu'on peut trouver comme éléments dans l'acier, même dans celui dont on ferre les ânes. On ne se rend pas compte. Je repose le spemis dans le tiroir, le referme, me lève, me dirige vers le bureau voisin. « Tu n'aurais pas un rouleau de scotch par hasard ? »

IL

Il fume la pipe.
Il lit son courrier.
Il ne fait pas de bruit.
Il pose un parapheur sur son bureau.
Il est rigoureux.
Il est respecté.
Il marche dans un atelier.
Il apparaît derrière une machine.
Il surprend quelqu'un.
Il s'en va.
Il est sa place, sa place est partout.
Il attend l'ascenseur.
Il parle boulot dans l’ascenseur.
Il parle boulot au petit déjeuner.
Il parle boulot dans le métro après le dodo.
Il est exigeant.
Il veut des résultats.
Il n'a pas le temps.
Il remercie ses collaborateurs.
Il aime les personnages de bande dessinée.
Il les intègre sur ses supports d'information.
Il rit en regardant une photo.
Il a de l'humour.
Il écrit, à l'arrière d'un taxi.
Il prend un rendez-vous.
Il allume sa pipe.
Il vous attend dans son bureau.
Il a deux mots à vous dire.
Il est de mauvaise humeur.
Il est encore au travail.
Il est 21 h passé.

(Photos Pierre Bourgeois)


Le dernier verre à sept heures du soir dans la cuisine du théâtre.

 

Dom's - 27 avril 2013 à 10:22

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