Trou du cul® Registered Trademark

La randonnée, c’est ma passion, comme l’écriture et la photo. Comme tout randonneur qui se respecte, pour préparer mes itinéraires de marche, je consulte régulièrement de nombreuses pages web et guides en ligne ou édition papier, j’en ai une brave bibliothèque. S’il est un mot commun que j’ai intégré à mon vocabulaire depuis que je randonne, voici plus de 50 ans, c’est bien le mot GR, abréviation de sentier de grande randonnée. Ce petit sigle de deux lettres, associé à un numéro et au balisage rouge et blanc, est plus familier pour moi que les termes OK, RAS, BP, KM, KG, FR, €, GPS, DVD et toutes les autres abréviations que nous employons tous les jours au point qu’elles ont fini par se substituer aux termes d’origine. Car qui écrit sur son billet de courses « deux kilogrammes de pommes » ou dans un mail « j’ai acheté le digital versatil disc d’Avatar » ou en voiture « allume ton global positioning system » ou pire, dans un sms : « oll korrect ! » Excepté un érudit maniaque de la langue anglosaxonne, personne ne développe verbalement ou par écrit une abréviation en toutes lettres. Pour ce qui me concerne, c’est la même chose, je ne dis ni n’écris jamais « sentier de grande randonnée » mais plus simplement GR, tel qu'il est mentionné dans le Petit Larousse.

Or, j’ai récemment découvert avec stupeur et écarquillement d'yeux que le terme GR était déposé au même titre qu’une marque de bagnole ou qu’un brevet de pompe à merde. Cela signifie qu’il est désormais obligatoire d’ajouter au mot GR le petit signe R majuscule entouré d’un cercle, de cette façon : GR®. Je pose la question : qui se permet de s’approprier allègrement une abréviation de la langue française au point de la déposer ? Pire, quel organisme déloyal autorise-t-il le dépôt de mots usuels en dépit d’une réglementation détournée ? Selon le protocole des marques déposées : « Pour pouvoir faire l'objet d'un enregistrement à titre de marque, un signe ne doit pas être repris du langage courant ou professionnel. » Or, jusqu’à preuve du contraire, le terme GR fait partie du langage courant. Par conséquent, l’enregistrement du terme GR en tant que marque déposée n’est pas réglementaire, il est même abusif. Ce type de dépôt arbitraire de mots communs connait quelques précédents, aussi invraisemblables qu’ils paraissent. Par exemple, cette chère et voluptueuse Nabiloute, l’égérie de la France d'en-bas, le prix Nobel de la consternation, vous vous souvenez de sa réplique, un truc du genre « t'as des cheveux et t'as pas de shampoing, nan mais allô quoi », plus fort que Van Damme. Et bien, figurez-vous que la bombasse de l'audimat a déposé son slogan « non mais allô quoi », enfin, on l'a fait pour elle. Il est donc désormais strictly prohibited d’écrire ces quatre mots, par exemple sur une affiche, sans devoir payer des droits au même titre que l’utilisation d’une photo d’un photographe de presse. Regrettable de constater que ces dépôts sauvages ne sont que des histoires d’argent car derrière chaque dépôt se dissimule sournoisement une cupidité notoire de la part de celui qui dépose autant que du dépositaire. Légiférer sur le vocabulaire, j’aurais attendu 2023 pour voir ça ! George Orwell lui-même ne l’aurait pas imaginé.

Dans une France ultra procédurière qui se rapproche de plus en plus des lois liberticides américaines, on peut donc désormais déposer n’importe quoi, du moment qu’on raque, faut croire que c’est permis. Allons-y gaiement. Tu veux déposer « trou du cul », tu peux. Il faudra alors écrire « trou du cul® ». Allons plus loin, tu peux même déposer chacun des mots séparément : trou® du® cul®, il faudra donc écrire « j’ai un trou® de mémoire », « il y a du® vent », « un cul® de sac ». La liste est infinie. Dans un futur plus ou moins proche, lorsque les infâmes procéduriers se seront appropriés tous les mots de la langue française à qui mieux mieux et les auront déposés autant que les expressions courantes, il faudra écrire par exemple « bonjour® cher® ami®, comment® allez-vous® ?® Hier® soir®,® j’ai® bouffé® un® cassoulet® et® ce® matin® je® n’arrête® pas® de® péter®. » Et, à terme, l’intégralité des mots que compose un livre se verront affublés de cette prothèse visuelle aussi ridicule que vénale. Déjà qu’on lit de moins en moins, on ne lira plus du tout, tant les livres seront devenus illisibles, croulant sous les labels.

Le plus vicelard dans l’histoire, c’est qu’il va falloir actualiser les panneaux de signalisation et l’intégralité des cartes routières et IGN de façon à ajouter cet ignominieux petit cercle au mot GR pour que tout soit conforme. Un brave bordel en perspective et surtout un boulot de fourmi qui va coûter une blinde. Comme si la vie n’était pas assez chère comme ça, surtout avec l’inflation despotique qu’on subit tous de plein fouet actuellement et qui est, soit dit en passant, bien juteuse pour les commerçants qui ne sont pas près de baisser les prix une fois la crise passée.

Qu’une marque de voiture ou de parfum fasse l’objet d’un dépôt, c’est normal. Nous vivons malheureusement dans un monde où règne le plagiat et le pillage intellectuel organisé. J’en ai fait l’amère expérience à propos de mes photos en ligne sur mon site photo.masselot.com, le faussaire n’a eu aucun scrupule à retailler celles qu’il m’a piquées afin de supprimer ma signature pour bénéficier de la gloire du travail d'un autre sur sa page Facebook. J’ai eu beau lui rappeler les règles élémentaires de la déontologie, il n’a pas modifié sa publication pour autant, ni n’a exprimé la moindre confusion. Relativisons, tout cela n'est pas très grave, je n'ai pas l'âme procédurière, ce ne sont que des photos, je laisse pisser le mérinos, après tout, comme je le précise dans les mentions légales, j’en autorise la copie sans autorisation, même si parfois, les conditions élémentaires sont bafouées par quelque indélicat. En revanche, chacun de mes livres fait l’objet de deux dépôts auprès de bureaux comme la BNF ou, en toutes lettres, Bibliothèque Nationale de France, attention, ça rigole pas. Par conséquent, si tu projettes de copier mes bouquins en toute impunité, autant te prévenir que je te fous illico un avocat au cul, vilain plagiaire que tu es, j’en choisirais une bien vacharde car les femmes sont redoutables dans ce domaine.

Donc, en ce qui concerne une marque, c’est normal et même prudent de déposer. Mais qu’un mot banal du vocabulaire ou qu’une simple expression fasse l’objet d’un dépôt officiel, nous sommes face à une dérive mercantile inacceptable. Les mots, y compris les sigles desquels ils sont issus, appartiennent à tout le monde. N’en déplaise à l'Institut national de la propriété industrielle, GR est un mot courant de la langue française dont le dépôt est inique et injustifié. Le mot GR a été utilisé librement pendant des décennies, au nom de quoi devient-il subitement la propriété exclusive de la Fédération Française de la Randonnée Pédestre ? Je ne parle pas des sentiers proprement dits qui nécessitent un entretien constant et devant lesquels je me prosterne avec une déférence obséquieuse, je parle du mot GR lui-même qui doit être désormais labelisé sous peine de quoi ? Amende ? Poursuite ? Disgrâce ? Des emmerdes en perspectives, quoi, pour quiconque refuse d'apposer le sceau du Registered Trademark. Les politiquement corrects trouveront ça conventionnel, moi pas. Vous avez tout le loisir de vous exprimer à ce sujet dans les commentaires mais vous ne m’enlèverez pas de l’esprit que cette réquisition répond à une procédure bassement commerciale. Je ne vois pas une autre raison, fut-elle d’intérêt public, à ce dépôt sauvage. On randonne sur la tête.


Le GR 54, près de La Chapelle en Valgaudemar et son balisage aussi familier que le mot de 2 lettres

 

Dom's - 09 juillet 2023 à 11:44

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